toréadors
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COMME UN MANIFESTE
Je lis le journal.
Mon théâtre commence là : dans le journal, dans la jungle des événements qui surgissent - que j'y sois ou que je n'y sois pas. Le journal me dit chaque jour que je ne suis pas le centre du monde, me dit chaque jour que l'ordre des choses et le désordre des choses sont des flux plus puissants que moi. Certains peuvent le savoir sans lire le journal ? Tant mieux pour eux.
Moi, je ne peux pas.
Un coup de poing dans la gueule ne me fait pas écrire. Il suscite en moi l'envie de renvoyer à la gueule d'en face le coup de poing que je viens de recevoir.
Voir la chose même, en être le témoin, m'entrave, fait surgir en moi des couches archaïques de terreur et de vengeance. Elles ne conduisent pas à l'écriture. Le récit oral d'une souffrance endurée par un autre peut m'inciter à l'examen de conscience, à la fraternité, à l'indignation, à une militance plus active pour des actes de justice. J'y trouve une raison rationnelle d'écrire, mais pas le courant déclencheur qui branche l'écriture et lui fait produire son énergie. Quand le réel est trop immédiat, trop brutal, trop direct, l'écriture (la mienne) s'absente. Elle attend un moment plus favorable. Si elle revient, c'est qu'elle a trouvé des forces pour remonter en selle.
J’ai à la fois besoin du réel et d'une mise à distance du réel.
Ma référence au journal ne devrait toutefois pas laisser penser que je cherche à écrire un théâtre d'actualité ou d'information.
À vrai dire, je ne cherche rien de tel.
Le réel me frappe, me pousse, me déséquilibre, me force à bouger.
Avant d'être un contenu, le réel est un contact, un impact.
Écrire c'est boxer.
Coincer le réel entre ses genoux et lui refaire la tronche.
Revanche symbolique. Relance de l'imagination. Remettre en jeu le réel. Le décomposer. Le recomposer. Briser son caractère unidimensionnel.
Le montrer comme traversé d'autres possibles. Le donner à voir au spectateur dans sa contingence. Suspendre son poids de conviction.
Le faire apparaître comme une fiction parmi d'autres.
L'acte d'écrire est second par rapport au théâtre du monde. Il danse en miroir devant lui. Avec quel effet ?
Il se peut qu'une pièce de théâtre soit le feu qu'on met aux poudres, elle n'est jamais directement la poudre.
La poudre est toujours produite par le réel. (En conséquence, les rodomontades des artistes s'autoproclamant révolutionnaires sont ce qu'elles sont: une façon généreuse de prendre leur désir pour la réalité).
L'insignifiance est un gaz mortel. Il bloque la cervelle, il paralyse le corps. Mort par étouffement. Mort par immobilisation.
Penser l'écriture comme oxygène.
Tenir l'acte d'écrire pour une bouffée d'air qu'on se donne, qu'on souffle dans la bouche de l’acteur et avec laquelle celui-ci attise le feu du désir et l'exercice de l'intelligence chez les spectateurs.
Davantage de jogging de l'esprit !
Heiner Müller à qui on demande pourquoi il écrit des choses si sombres, si noires, répond en substance que, pour sa part, il se plaît beaucoup à les écrire. Excellente mise au point. Excellente façon de défier le malheur du monde : transformer ce malheur en plaisir pour soi et pour autrui.
Écrire donne du plaisir, propose du plaisir. Le plaisir de la noirceur est encore un plaisir. Voir l'incroyable jubilation de l'écriture dans le Candide de Voltaire, par exemple. Noir, ce meilleur des mondes! Noir ! Mais quelle luminosité dans le regard et dans l'écriture.
Une jouvence ! Un antidote !
Et avant Voltaire ? Avant Voltaire ? Remontons plus haut. Œdipe-Roi de Sophocle, le grand ancêtre, notre père à tous, raconte comment un homme tue son père et couche avec sa mère parce qu'il cherche à ne pas le faire, et, l'ayant fait, amène la peste dans la cité qu'il a pour charge de protéger.
Oui, la pièce est belle, forte, intense, elle laboure le sillon humain en profondeur. Elle est lyrique, brutale.
Deux mille cinq cents ans après, on y voit passer les quatre cavaliers d'une apocalypse séculière : NOIRCEUR, IRONIE, INTELLIGENCE, PLAISIR.
Je choisis ces quatre cavaliers-là contre tous les cris d'écorchés littérairement vifs, qui miment la souffrance dans leurs écrits.
Ils oublient trop souvent de nous dire combien crier fort les fait jouir.
Et je choisis aussi ces cavaliers contre toute parole bien-pensante, fût-elle tenue par le camp idéologique qui est le mien.
Comme citoyen, je m'émeus des malheurs du monde. Comme écrivain aussi, je m'émeus des malheurs du monde. Mais, de surcroît, j'en profite.
Le malheur du monde est par définition la matière du geste artistique.
Seuls les imbéciles s'en indignent et croient qu'en supprimant ce geste artistique, on supprimera aussi le malheur.
Je ne suis pas devant les contradictions du monde. Je suis dans les contradictions du monde.
L'individu est dans le monde. Il se constitue contradictoirement dans les contradictions du monde. Mon théâtre ne raconte que ça.
C'est un théâtre de « Que suis-je ? » qu'il faut entendre comme un : « Que sommes-nous dans un monde qui est comment ? »
Je n'appelle pas à l'expansion lyrique du narcissisme, je n'aime pas le théâtre quand il regarde son nombril.
Je le reconnais mieux quand il se regarde regardant le monde autour de lui ou quand simplement le monde le regarde et lui pose la question: toi, théâtre d'aujourd'hui, qu'es-tu capable encore de dire de ce que nous sommes ?
Et que la réponse ne soit pas simple ! Vive le langage, vive l'usage un peu complexe de la langue, vive la richesse et la diversité du vocabulaire, vive les syntaxes sophistiquées.
Ça ne parle pas à tout le monde ? Tant pis. Je le regrette. Je regrette plus encore l'analphabétisme ambiant qui nous a déjà dévoré la moitié du crâne.
Combien de temps encore va-t-on bêtifier au nom de l'universelle compréhension ?
À bas le démocratisme, ce cancer de la démocratie qui interdit au nom du « politiquement correct »de dire de n'importe quel veau qui meugle dans un pré qu'il n'est rien d'autre, justement, qu'un veau meuglant dans un pré.
Une connerie diffusée à grande échelle, démocratiquement comprise et partagée par tous, restera à jamais une connerie. Et une chose intelligente et bien faite, même hélas réservée à quelques-uns, reste une chose intelligente et bien faite.
Là où le réel ressemble à un parc d'attractions pour débiles avancés (chez nous), il m'importe d'écrire un théâtre où la négativité ne soit jamais gommée, il m'importe de redire le Tragique, la Violence, la Mort, le Mal.
Scène à écrire (trouver le registre) : Eros et Thanatos chassés de Disney World par Crétinerie et Niaiserie.
Ou d'en rire à gorge déployée, du réel. D'ajouter la bouffonnerie à la bouffonnerie. De faire aimer le rire critique, le rire qui met mal à l'aise.
Et là où le réel a des allures d'enfer, il m'importe de revenir à l'exercice de l'explication, à la recherche des causes, à l'usage positif de la pensée par le théâtre. Quelques pages de Musil (prises dans L’homme sans qualités, dernière relecture pendant que j'écris ces lignes) sont autrement lumineuses, contagieuses, réconfortantes, que le bruit de la parlerie télévisuelle, que le gâtisme en boucle de la politique électorale, que tous les révoltants appels aux œuvres faciles, comme en réclament les imposteurs qui ne lisent rien, exposent à tous leur essoufflement intellectuel, et croient avoir bien mérité de la démocratie quand ils proposent en guise de culture un catalogue d'âneries qui tapent sous la ceinture.
Qui a dit « pas vrai ? » Démagogues de tous poils, champions de l'onomatopée, bègues paresseux, proxénètes du sens, abrutis des réunions inutiles, populistes à l'anus venimeux, assez ! Assez !
La lecture de Musil n'enferme pas, elle ouvre.
L'œuvre enjoint au lecteur d'ouvrir les yeux sur la marche du temps. Elle se présente à nous comme un travail de la forme à son plus haut niveau (précisons qu'il n'y a que les crédules et les croyants pour croire que le contenu marche tout seul).
Elle s'offre en formidable riposte à l'infantilisme. Elle prend la bêtise d'hier à la gorge, elle stigmatise l'illettrisme d'aujourd'hui.
Mais Musil, tout le monde ne peut pas le lire, Monsieur. Il y a des défavorisés dans cette société ! J'en conviens. Est-ce la faute de Musil ? Je ne crois pas.
Certainement la faute d'une société même pas capable de dispenser un enseignement de qualité dans des conditions optimales pour ses propres enfants. Jeunes gens, vieilles gens, voici un programme : affûtons le tranchant de nos arts. Et dès aujourd'hui, guettons la panse de la bêtise qui passe.
JEAN-MARIE PIEMME
in Scènes, n°2 (extraits)
Juin 1999
projet d’affiche de
Vincent Lemaire