Café des patriotes

de Jean-Marie PIEMME



THEATRE VARIA

1998


Interprétation Marcel Delval (Le ministre de l’Intérieur), Janine Godinas (Yvonne), Olivier Gourmet (Willy), Philippe Jeusette (Freddy), Sophia Leboutte ou Sylvie Landuyt (Claudia), Patrick Lerch (Léoplod Lesca), Henri Monin ou André Lenaerts (Florkin), Pietro Pizzuti ou André Baeyens (L’écrivain en exil), David Quertigniez (Julien), Gilles Robic (un garçon de café), Alexandre Trocki (Gianni Gorda), Édith Van Malder (Carmen).

Coiffures, maquillages 

Jean-Pierre Finotto

Assistant à la mise en scène

Gilles Robic

Décor, lumières et mise en scène

Philippe Sireuil

Production

THÉÂTRE VARIA








 
 
Que signifie pour vous le fait de monter Café des Patriotes, dans la suite des autres mises en scène que vous avez faites des pièces de Jean-Marie Piemme ? 
Café des Patriotes s'inscrit simplement dans la trace, dans la ligne d'intérêt que je porte à l'écriture contemporaine, et plus particulièrement à celle de Jean-Marie Piemme. Je pense qu'il ne suffit pas de monter une pièce d'un écrivain pour prétendre concourir à l'émergence d'une écriture forte. Il faut, en toute indépendance, en toute autonomie mutuelle, qu'un travail entre écrivain et metteur en scène puisse se perpétuer, se développer. J'ai monté un certain nombre de pièces de Jean-Marie Piemme, et lorsque j'étais responsable de la programmation du Varia, j'en ai inscrit qui n'étaient pas signées de moi, cela dans le but de faire se rencontrer l'écriture et le spectateur, même si on sait que ce rendez-vous-là entre spectateur et écriture contemporaine est toujours un peu difficile. Il s'agissait aussi de donner à Jean-Marie Piemme des rendez-vous avec la pratique de la scène : même si lui a toujours été très proche du théâtre, il me semble que la cohabitation de l'écriture avec le plateau et l'interprétation doit se faire et se refaire pour que l'auteur puisse en tirer un certain nombre de conclusions, rebondir, rejaillir, recommencer et si possible trouver sa spécificité et sa singularité, même si bien évidemment, je n'attends jamais d'une écriture dramatique qu'elle se plie aux us en vigueur dans la façon que le théâtre a de se construire. Le chemin est donc dialectique, il est à double sens. Que l'écrivain vienne vers le théâtre, tienne compte de la parole des acteurs, de la réalité du plateau, c'est une chose - une chose tout à fait importante et nécessaire - mais le mouvement doit aussi fonctionner en sens inverse. Je pense que les acteurs, le metteur en scène, tous ceux qui travaillent sur une pièce, se doivent d'aller voir ce que l'écriture recèle, ce qu'elle cache, ce qu'elle implique et parfois même impose comme type de jeu, comme façon de la mettre en scène. 
Café des Patriotes s'inscrit plus spécifiquement aussi dans un souhait que j'ai de proposer aux spectateurs un théâtre d'idées qui n'exclut pas le débat idéologique et politique et qui tient en même temps compte de l'endroit où nous vivons, c'est-à-dire la Belgique. Il ne s'agit pas pour autant d'une pièce à vocation journalistique. Cela n'a rien à voir avec ce qu'on a pu appeler à un moment donné, avec Peter Weiss en tête et quelques autres, du théâtre « document ». Il s'agit bien d'une fiction, car pour moi le théâtre est toujours une transcription poétique du réel ; sans ça il n'y a pas de théâtre. Dire cela, c'est aussi chercher à dire que face au pays dans lequel nous vivons, dans lequel nous sommes, nous ne pouvons pas constamment faire l'impasse des questions qui traversent ce pays, sa population, sa démocratie, faire comme si c'était des questions auxquelles on ne devait pas prêter attention. Ni Piemme ni moi ne sommes là pour délivrer un message, la pièce, qu'on pourrait lire comme une sorte d'énonciation des dangers de l'extrême droite, dépasse largement cette problématique. Elle est beaucoup plus complexe, beaucoup plus riche, parfois même plus ambiguë. Café des Patriotes s'inscrit dans cette idée qui émerge aujourd'hui d'un théâtre plus citoyen, d'un théâtre civique, redonnant au théâtre une place que la télévision lui a fait perdre : à savoir juste à côté du forum politique du temps des Grecs, qui s'est perpétué bon an mal an au cours des siècles, une place où le spectateur ne vient pas seulement partager et/ou consommer un peu de plaisir et un peu de sensibilité, d'émotion et d'intelligence, mais aussi peut-être un contenu, avec la possibilité d'en discuter, d'en débattre. Je pense que le théâtre est un mode de relation à l'autre, mais c'est peut-être aussi une façon de porter témoignage, d'où mon souhait de mettre en scène Café des Patriotes. J'avais été très frappé voici un an, en mars 1997, de voir à quel point en Belgique, et à Bruxelles particulièrement, la plupart des salles de spectacles et des théâtres souffraient d'une baisse de fréquentation. Dans le même temps, TV2 retransmettait les séances de la commission Dutroux et atteignait des scores d'audience qui frisaient demi million de spectateurs. La corrélation doit se faire avec prudence, mais force est de constater (en tout cas c'est comme ça que moi je l'ai vécu) qu'on se demandait si le théâtre était encore capable ou désireux de porter témoignage. Non pas qu'il faille faire une pièce sur l'affaire Dutroux, je crois que la question n'est pas là, mais je pense que l'art naît toujours d'une perception sensible de la réalité et des conséquences que la réalité a sur l'individu qui la peuple. 
Café des Patriotes vient d'une pièce antérieure de Jean-Marie Piemme, qui s'appelle Les Forts, les Faibles, dont j'ai monté une version flamande, à la Blauwe Maandag Compagnie, à Gand, voici je crois trois saisons. Lorsqu'on a voulu inscrire Les Forts, les Faibles au répertoire du Varia, des discussions ont eu lieu avec Jean-Marie Piemme et avec les acteurs, sur l'opportunité qu'il y avait de monter la pièce telle qu'elle était, dans l'état dans lequel elle se trouvait.
J'ai proposé à Jean-Marie Piemme de remettre en cause la pièce (ce qu'il a accepté tout à fait facilement et de manière très dynamique), dans la mesure

où elle s'apparentait plus à une sorte de poème dramatique qu'à une pièce qui gère les questions de la narration, par exemple à travers le mode de la fable épique. Je pense que l'écriture contemporaine a parfois tendance, dans ses recherches les plus évidentes, dans ses singularités les plus fortes, à refuser l'histoire, le caractère, le personnage. Malgré toutes les tentatives faites par l'histoire du théâtre, (dont certaines ont porté leur fruit) le spectateur vient encore chercher une fable, une histoire avec des personnages, on n'y échappe pas. On y échappe difficilement en tout cas dès qu'on travaille sur l'expression parlée. Dans le théâtre dramatique, à travers une langue, une écriture, il est très difficile de ne pas être le dépositaire des traditions, et notamment des traditions du spectateur. Tout a concouru, à partir de discussions avec les acteurs qui trouvaient la pièce intéressante mais parfois opaque, obscure, à ce que Jean-Marie remette sur le métier l'ouvrage. Le changement de titre - Les Forts, les Faibles en Café des Patriotes - n'est pas une figure rhétorique ; la structure de la pièce a été entièrement bouleversée, de nouveaux personnages ont apparu, comme le Ministre de l'Intérieur et l'Homme en Exil, d'autres personnages ont entièrement été recadrés, reformulés, les relations entre eux ont été revues, et cetera. Et surtout Café des Patriotes s'inscrit à l'intérieur du royaume de Belgique, ce que Les Forts, les Faibles ne laissait absolument pas supposer.

Du point de vue de la mise en scène, est-ce que vous avez envie de caricaturer les personnages ? Quand on lit la pièce, on trouve deux niveaux : celui des individus, de leur histoire à eux, de leur mode de fonctionnement à eux, et puis un niveau plus caricatural qui permet de les regrouper en catégories, en fonction de leurs différentes idéologies. Comment gérez-vous cette frontière-là, dans le travail avec les comédiens ?

Je ne sais pas encore ce que le spectacle sera, je sais ce que je veux qu'il ne soit pas. Le théâtre que j'essaie de pratiquer part d'une recherche de simplicité, d'honnêteté et de vérité. Cela implique un certain nombre de choix. Notamment celui de ne pas recourir à la dérision, à l'ironie, ou à la mise à distance. Ce que je cherche à faire avec Café des Patriotes - et le choix de la distribution en témoigne - c'est a priori d'envisager chacun des caractères, chacune des figures, à travers le filtre de la « sympathie », plutôt que de l’ « antipathie ». Je voudrais que le spectacle puisse être perçu comme un miroir, un peu nauséeux probablement, mais un miroir fidèle des contradictions qui habitent les gens ici, même si chaque personnage de la pièce est avant tout un personnage et non une sorte d'archétype stylisé des grandes figures de la société belge. Café des Patriotes est une fiction, un matériau que je travaille avec les acteurs et qui renvoie évidemment à certains éléments de la réalité belge francophone, mais c'est avant tout une fable avec une histoire et des personnages. Les propositions dont nous débattons avec les acteurs tiennent compte de cette volonté de ne pas mettre à distance sous un regard critique, mais bien de laisser venir, de laisser entendre le texte et les personnages avec toutes leurs contradictions. Il me semble que la force de la pièce tient au fait qu'elle met toujours en scène, et dans des situations particulières, des individus qui ont tous au fond d'eux-mêmes une contradiction entre le désir intime - notamment le désir de la sexualité - et le discours idéologique ou moral. Que ce soit Claudia, Gorda, Lesca, Carmen… tous sont traversés par cette contradiction, par cette brisure, qui consiste à charpenter chaque individu entre la prise de position idéologique ou morale, et le comportement privé. Cette contradiction-là est belle. Je crois qu'elle habite chacun d'entre nous. Jean-Marie Piemme s'amuse et se plaît à l'exploiter et à en faire de la matière dramatique. C'est à travers cette ligne-là que j'essaie d'établir le projet du spectacle. Ce n'est pas par volonté d'excuser ou de ne pas mettre en critique, mais je ne suis pas là, et la pièce non plus, pour décider qui sont les bons, qui sont les mauvais. C'est au spectateur à faire son chemin à travers le miroir que le spectacle lui renverra. Je cherche à installer une sorte de malaise entre qui est regardé et qui regarde, de façon à ce que l'on puisse se reconnaître dans des pensées et des affirmations pourtant sujettes à caution tant sur un plan philosophique qu'idéologique ou politique. Il faut à la fois définir fortement des caractères et des figures, mais il ne faut pas y aller à gros traits. Il ne faut ni prendre le chemin de l'exotisme, ni celui de la caricature. Il faut accepter de jouer pleinement les personnages face aux situations qu'ils vivent, sans par ailleurs s'embarquer dans le sentimentalisme. Je ne suis pas un metteur en scène du théâtre de la lisibilité immédiate et directe, au contraire je travaille toujours par allusions, par détournement, par fracture, par brisure. Pour moi, le théâtre n'est pas là pour singer la réalité, il est là pour inventer à travers sa propre réalité une fiction, une réalité de fiction qui se pare des armes de la fantaisie, du rire, de l'émotion… En l'occurrence, le travail consiste ici à rapprocher le spectateur des personnages les plus vulgaires, les plus noirs au sens politique du terme, parce que, comme le dit la pièce, il y a en chacun de nous un démon avec lequel il faut se battre.

  photos de Véronique Vercheval ©

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