Devant le mur élevé

de Jean LOUVET



THEATRE VARIA

2000


Interprétation Philippe Jeusette

Décor, lumières et mise en scène  Philippe Sireuil
Production

THÉÂTRE VARIA






 
  1. photos de Danielle Pierre ©

seul. On n'est pas encore dans la barbarie qui se matérialise par le fait d'empêcher quelqu'un de parler. Cet homme parle. Mais il est seul, cela veut dire qu’il ne peut parler à personne d'autre. Il est tellement coincé, tellement menacé qu'il faut d'abord qu'il se parle à lui-même avant d'arriver à parler à l'autre. Il se pose les questions de l'altérité. De la femme, en l'occurrence. Mais est-ce sa femme ? Il parle et il arrive à l'autre. Là on met le doigt sur la dramaturgie de la pièce qui repose sur une double impasse. D'un côté, cet homme a la nostalgie d'un monde révolu, d'un monde collectif, de l'espace public, de l'agora qui réunissait les gens autour d'une parole. Ce n'est pas par hasard que la rencontre a lieu dans un endroit public, mais en même temps dans ces endroits publics, la parole collective s'est perdue au profit de l'intérêt privé. C'est cela la double impasse. La perte du collectif nous amène à l'individualisme et l'individualisme à la solitude. La métaphore de cette impasse dans la pièce est sans doute la lettre que le personnage écrit et qu'il n'envoie pas. C'est le comble du narcissisme que d'écrire une lettre et ne pas l'envoyer. À la fin, il l'enverra quand même, mais à la fin seulement. À mon sens, c'eût été une catastrophe s'il ne l'avait pas envoyée. Je garde en moi un fond d'optimisme alors je fais en sorte que le personnage envoie la lettre. Et en attendant ce qu'on peut appeler en quelque sorte une « fin heureuse », il vit sa crise, très loin.

   D'ordinaire, mes pièces de théâtre sont d'ordre politique. Cependant, et avant Devant le mur élevé, il y a deux pièces qui s'écartent de ce registre.

     Quand j'ai écrit Jacob seul, en 1988, un autre monologue, le sentiment d'exister m'échappait et j'avais l'impression que je devais réinventer ma vie. J'étais tombé amoureux d'un arbre en marchant dans le bois de Mariemont et Jacob, dans le texte, se réinventait l'autre en lui prêtant différents visages à travers cet arbre. Il y avait un sens. Dans L'annonce faite à Benoît, mais là il s'agit d'un duo, deux hommes se rencontrent et s'inventent un enfant. Ils savent tous deux qu'ils mentent, mais le mensonge produit un effet de réalité entre eux. Ils construisent ensemble quelque chose, sur le mensonge certes, mais c'est le mensonge même qui leur permet de construire.

     Dans Devant le mur élevé, on ne parle que de soi et c'est terrible ce narcissisme. Cela traduit certainement mon malaise. J'ai du mal à vivre cela, mais je n'y échappe pas. Le narcissisme n'est pas en soi une mauvaise chose, mais ici, ce n'est pas un narcissisme de bon aloi. C'est un narcissisme qui renferme dans son propre miroir, un narcissisme qui se regarde et qui isole, qui exclut.

Devant le mur élevé. À quoi renvoie ce titre ?

     Le premier titre de la pièce était Membra disjecta (les membres éparpillés), tant sans doute l'histoire du dépeçage me travaillait, mais je l'ai vite évacué au profit d'un titre qui révélait plus une recherche du sacré.

     Devant le mur élevé, c'est un peu le mur des lamentations, le mur des prières. Comme dans L'annonce faite à Benoît, le personnage est dans la position du mendiant. Il est à l'angle mort d'un bâtiment public et tend la main. Il ne cherche pas d'explication. Il mendie la vie. Ces mendiants-là tendent tout simplement la main. L'angle mort du bâtiment public a remplacé le porche de l'église. L'homme rencontré réellement était bien habillé, il reniait la mendicité presque avec force, il ne lançait pas une prière, mais plutôt « comme » une prière parce que la prière élève. En tout cas, il était en quête de quelque chose. Etait-ce une quête spirituelle ? Je ne sais pas. Je me suis demandé, bien que je sois athée, s'il n'y avait pas chez moi une quête religieuse car ce visage aux lèvres blanches qui me disait, on ne peut plus rire, on ne rit plus, m'a amené à une très grande écoute, une très grande attention. Et c'est peut-être encore ce qui peut nous sauver, cette émotion, cette attention que l'on porte à un visage. Parce que je suis ému par votre visage, il y a une dialectique possible entre nous, il y a une émotion, une vibration à l'autre. Peut-être est-ce cela le sacré : cette vibration à l'autre. C'est peut-être cela le sentiment religieux, au sens étymologique de « religere » - relier l'un à l'autre.

     Je me souviens avoir eu un drôle de sentiment un jour en visitant un musée à Lyon sur le tissage. Il y avait une installation avec un vieux monsieur qui travaillait sur un métier à tisser avec en fond une musique de Mozart. Et je regardais la scène, ébahi. Je me disais que j'assistais pour la première fois à une véritable ode au travail. Tout ce qu'on a fait depuis des millénaires, on l'analyse toujours de façon politique, mais jamais encore, nous n'avons inventé une « messe », un rituel qui témoignerait de l'immense respect que l'on porte à l’homme.

     C'est aussi cela que j’avais en tête au moment où le personnage de la pièce envoie la lettre à sa femme. C'est une lettre d'amour et il y a mille sortes d'amour, mais c'est ici une forme d'amour qui s'inclut dans une plus grande forme d'amour. Il veut faire un temple à son amour, avec des tables, des chaises de cuisine, etcetera... Sans passer par l’amour d'une femme, le personnage ne peut retrouver l'amour de l'humanité. Je ne crois pas que l'on tiendrait longtemps en étant indifférents aux autres. Dans cette société de solitude, où même les couples craquent et dans la pièce, la femme est partie parce qu’« il ne lui parlait pas », qu'est ce qui nous relie encore à l’Autre, qu'est-ce qui peut encore nous émouvoir en l'Autre ? La solitude quand elle est aussi immense donne le vertige. Mais la parole est encore salvatrice.

     L’homme de Devant le mur élevé est d'une fragilité extrême, d'une solitude vertigineuse, mais il parle, il parle, il parle.

Quel est le contexte de l'écriture de cette pièce ?

     C'est important, cette question, car le contexte vient de loin. Il y avait d'abord ce que je ressentais comme une menace, une peur. Avec l'actualité, on n'entendait parler que des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité. Pinochet, Milosevic, etcetera. Tout ce contexte international m'a amené à réfléchir de plus en plus au concept d'humanité. On s'interroge et brusquement, on s'aperçoit qu'on n'est plus tout à fait sûr de ce que c'est l'humanité. Elle commence où, elle s'arrête où, l'humanité ?

     Cette question, je me la posais et je la ressentais comme une menace parce qu'elle était aussi doublée d'une autre menace : celle de la science. Avec les avancées scientifiques, les recherches et le débat sur le clonage, j'avais le sentiment que l'homme et la femme devenaient des objets technologiques. Ce sentiment me renvoyait là encore à la question d'humanité. Je me disais, on vient de toucher à la citadelle. C'est vraiment l'expression que j'avais en tête. On a touché à la citadelle. Jusqu'à présent, il me semblait qu'il y avait quelque chose d'inexpugnable en l'homme, quelque chose à quoi on ne toucherait pas. Et bien, on avait osé. On avait touché à la citadelle …Puis, comme à l'époque j'étais Président de la SACD, je participais aussi aux batailles pour la sauvegarde des droits européens qui protègent l'auteur en lui donnant un droit moral inaliénable sur son œuvre contre le système américain du copyright qui fait de l'œuvre une marchandise remise dans les seules mains du producteur. Et là encore, je me disais ce droit à la création inhérent à l'homme depuis son origine, ce droit à la création auquel en principe, on ne peut pas toucher, aujourd'hui on peut y toucher. Il n'est plus inaliénable.

     Le contexte de la pièce, il vient d'abord de là, de ces signes. Les crimes de guerre, la science, le génome, les droits d'auteur, je vivais tout cela comme une menace et cette menace va amener les fantasmes : le dépeçage. Pourquoi cet intérêt tout à coup ? Qu'est-ce que ça veut dire cet acte de découper, de mettre des bouts de corps dans des poubelles. On enlève toute humanité à l'homme et à la femme en les dépeçant comme des bêtes. On franchit un tabou terrible. Je n'ai pas immédiatement compris pourquoi cette histoire du dépeceur de Mons me questionnait à ce point. Symboliquement, métaphoriquement à travers ce fait divers ajouté aux autres faits, c'est comme si j'étais moi-même dépecé. On venait d'atteindre à mon essence d'homme, à cette idée de l'homme qui vient de l'abîme et qui retournera à l'abîme. Puis j'ai compris que je vivais tout cela, ce sang, ces corps éclatés, comme les manifestations d'une terrible fragilité. Symboliquement, ces chairs découpées, ces corps démantelés me renvoyaient à la perte d'unité, à la perte d'humanité.    

     Cela ne fait pas encore une pièce, mais cela en constitue la charge préalable. Il y a ce que l'on appelle les pièces maîtrisées et que vous mettez en œuvre telle une horlogerie. Vous voulez parler d'un sujet et vous organisez votre écriture autour de ce que vous avez en tête. Et puis il y a les pièces inavouables, les pièces scandaleuses devant lesquelles vous reculez. Ces pièces-là sont scandaleuses non parce qu'elles vont faire scandale, ce n'est pas de cela dont il s'agit, mais elles sont scandaleuses parce qu'elles viennent de l'inconscient et que devant l'inconscient, vous reculez. Vous ne voulez pas vous avouer que vous devez les écrire. Il n'empêche qu'elles sont-là, latentes, qu’elles dorment en vous. Qu'est-ce que c'est que ces histoires de crime, de dépeçage ?

     Et soudain, il va y avoir l'événement déclencheur, la rencontre, le phénomène de séduction qui va faire que vous franchissez le cap. C'est une rencontre avec un homme et si je parle de séduction, c'est parce que la séduction efface la résistance qui était en vous. Qu'est-ce que c'est la séduction si ce n'est un phénomène qui vous conduit là où vous résistez, là où vous ne voulez pas aller ? La séduction passe par la rencontre de l'autre et cette rencontre a réellement existé. Elle fut très brève, mais l'homme que je rencontre un instant, à un endroit précis, va me dire ce qu'il ne faut pas dire.

     Il va enclencher le processus d'écriture. Il va toucher en quelques mots au concept d'humanité face auquel je suis en plein vertige. Il va me dire que les gens ne rient plus. Et, avec ces simples mots-là, il va m'amener à l'écriture de la pièce. Les gens ne rient plus, mais alors quel est le propre de l'homme ? Et c'est parti. Vous écrivez, en ne sachant pas très bien ce que vous écrivez, mais vous écrivez. Vous êtes assigné à écrire. Assigné. Vous devez le faire. Ces pièces-là sont très rares, elles sont à mon sens les plus intéressantes parce qu'elles gardent en elles leur part d'inconscient.

Dans Le fil de l'histoire, vous racontez au chapitre intitulé Une voix en quête de mots, que pour écrire, vous attendez un souffle. Vous dites « c'est un rendez-vous avec le souffle lointain, le souffle du plus profond ; faute de quoi, il ne se passe rien ». Le texte de Devant le mur élevé répond-il à ce souffle ?

     Non, car si Devant le mur élevé est chargé d'inconscient, la pièce n'est pas pour autant innocente. Il y a un concours de circonstances, un enchaînement des faits qui m'ont poussé à écrire, mais une fois que le processus d'écriture est lancé, vous rationalisez.

     Le travail de création va intervenir. La rencontre va effectivement avoir lieu, mais elle est fugace. On peut dire que c'est une rencontre ratée. S'ajoute alors à partir de la rencontre la part de fiction. C'est l'attente du bonhomme rencontré. Je vous ai vu, je vous attends, et en vous attendant, je parle. C'est la construction. La pièce n'est pas  impunément un monologue.

     La forme monologuée est la justification de la parole de l'homme

Je vous ai vu, je vous attends, et en vous attendant, je parle.

rencontre avec jean louvet