THÉÂTRE ROYAL DE LA MONNAIE

1987

 

Interprétation Marcin Bednarek (Sicario), François Beukelaers (Duncan), Lloyd Bird (Medico), Jacques Does (Domestico di Macbeth & Araldo), Anne-Marie Dur (Dama di Lady Macbeth), Franz Grundheber (Macbeth), Christian Jean (Malcolm), Kolos Kovats (Banquo)), Dennis O’Neill (Macduff),  Sylvia Sass  ou Josephine Barstow ou Anja Silja (Lady Macbeth).


Direction musicale

Michaël Schönwandt

Dramaturgie Michel Vittoz

Décor  Jean-Paul Chambas

Costumes Jean-Paul Chambas

et Anne Carles

Lumières et mise en scène

Philippe Sireuil














 

Macbeth

de Giuseppe VERDI 

 

MACBETH: UNE FLEUR VENENEUSE

“Cette tragédie est l'une des plus grandes créations de l'homme! Si nous ne parvenons pas à en faire une œuvre grandiose, essayons au moins d'en faire quelque chose qui sorte de l'ordinaire. Le projet est clair : il est simple, bref et non-conformiste” écrit Verdi à Piave en 1846, alors qu'il s'attelle à la composition du Macbeth ; opéra qu'il considéra sa vie durant comme l'un des plus importants.

Qu'il soit écrit par Shakespeare ou composé par Verdi, Macbeth reste aujourd'hui pour quiconque s'en approche, une étrange énigme, une fleur vénéneuse, un dangereux rébus dont on n'est jamais sûr de trouver la clé. C'est de fait une œuvre immense - la pièce, comme l'opéra -, un corps hypertrophié et bâtard devant lequel le collectionneur de pédigrée et l'amateur de concours ne peuvent s'y retrouver.

Macbeth est une œuvre infâme, au sens où elle nous parle de l'homme dans toute son infamie, et c'est en cela - ô combien cruellement - qu'elle nous est encore à ce point proche, à ce point actuelle. Regardez-le, ce couple : Macbeth et Lady Macbeth. N'était-ce pas lui qui, voici quelques mois, hantait les îles Caraïbes ? Ou bien les Philippines ? L'Ecosse moyennâgeuse de la fiction a fait place aux tropiques de la réalité d'aujourd'hui. La géographie de l'horreur s'est déplacée, pas l'histoire. Il n'est bien sûr pas question pour moi de transposer l'œuvre dans une esthétique platement contemporaine, l'opéra n'a pas besoin d'être « actualisé », il reste que mettre en scène Macbeth aujourd'hui ne doit pas nous conduire à faire comme si l'Histoire ne nous imprégnait pas.

J'ai dit : Shakespeare et Verdi. Macbeth, mais aussi Otello, Falstaff, un projet Lear : toute l'œuvre verdienne est imprégnée du dramaturge élisabéthain et Verdi lui-même se targuait d'être spirituellement en pleine communion avec le poète. « Il y en a même qui soutiennent que je ne connaissais pas Shakespeare lorsque j'ai écrit Macbeth. Oh, là, ils se trompent lourdement. Il se peut que je n'aie pas bien restitué Macbeth, mais de là à dire que je le connais pas, que je ne comprend pas et que je ne ressens pas Shakespeare, non, par Dieu, non ! »

Verdi, dans cette lettre adressée à Escudier, s'émeut des critiques qui ont salué la création du Macbeth au Théâtre Lyrique de Paris; la majorité d'entre elles lui font grief d'avoir trahi Shakespeare, de ne pas le connaître ; et il s'en défend. Avec raison. L'écoute attentive de la partition montre en effet que le dramaturge et le compositeur partagent une même qualité : l'hétérogénéité contrôlée de la forme. Chez le premier, le langage est tour à tour tragique et burlesque, on passe sans transition aucune de la métaphore lyrique à la plus vulgaire, la plus crue des expressions, le bouffon côtoie le noble, les larmes amères succèdent aux plaisirs gras. Il en va de même chez Verdi (songeons à la proximité du « Coro di Sicari » et de la « Gran Scena » : n'est-ce pas, quasi terme à terme, la scène comico-tragique des deux meurtriers et de l'assassinat du Duc de Clarence dans Richard III), avec peut-être encore plus de contraste, plus de brutalité.

Dans le gouffre de l'âme humaine, les sorcières – « le troisième personnage » selon Verdi. Qui sont-elles donc ? Des saltimbanques ? Des putains ? Des meneuses de revues ?  Des cartomanciennes ? Les clowns du Macbeth Circus ? Rien de tout cela, ou plutôt beaucoup plus que cela. Elles sont ce que l'on tait, ce que l'on refoule, ce qui aveugle la conscience, l'innommable, le Mal ou plutôt le miroir de ce dernier. En rencontrant les sorcières, n'est-ce pas Macbeth que Macbeth découvre ? À la différence de Shakespeare - où elles dévoilent à Macbeth ce que le spectateur sait déjà, les sorcières chez Verdi ouvrent le bal ce sont elles les metteurs en scène du destin de l'homme -, un bal macabre dans lequel Macbeth et Lady Macbeth, ivre du chant des sirènes maléfiques, s'étourdissent d'abord ensemble, puis en solitaire, pour après danser à contretemps, tituber chacun de leur côté, avant de s'écrouler gavés de sang.

J'ai parlé de brutalité à propos de la façon avec laquelle Verdi passe d'une scène à l'autre. Il faudrait aussi parler de celle qui réside à l'intérieur de chacune. De la bestialité aussi. Le temps de Macbeth n'est ni celui des intrigues florentines, ni celui de la bombe à neutrons. On n'y tue ni perfidement, ni proprement. Employer l'arme blanche (épée, lame, hache, poignard) souille autant le vainqueur que le vaincu, l'assassin que la victime. Le sang est partout, avant même le meurtre de Duncan. Ne pas oublier que Macbeth et Banquo apparaissent au sortir d'un combat: ils ont tué beaucoup certainement, avec avidité et discipline. Dans Macbeth, le meurtre rythme la partition aussi sûrement qu'un leitmotiv, il coule des corps massacrés, se dépose sur les visages et sur les mains, sur les stylets et sur les épées.

Entre le crépuscule orageux (début du 1er acte) et la blême lueur de l'aube (final du 4e acte), le jour ne se lève plus sur Dunsinane - même le banquet ayant lieu à la lueur des bougies. Lady Macbeth ne sera pas la seule à devenir insomniaque. La folie meurtrière a aveuglé Macbeth et l'a plongé dans les ténèbres. La nuit - la sienne - n'est plus peuplée que de cauchemars où apparaissent des spectres. « Fini, c'est fini, ça va bientôt finir, ça va peut-être finir » clame Clov dans Fin de Partie. Macbeth aimerait bien lui aussi que cela finisse. Il ne sait pas qu'un meurtre ne chasse pas l'autre, qu'il s'additionne aux précédents, et que seule sa propre mort lui rendra la clarté. « Mal per me che m'affidai nel presagi dell'inferno ». À la fin du quatrième acte, Macbeth se réveillera, ainsi que le suggère Edward Gordon Graig : « Comme un homme au matin de son exécution et qui soudain, dans l'acuité et la brutalité de ce réveil, ne comprend rien d'autre sinon la succession de faits qu'il a sous les yeux, et encore n'en sait-il que le côté extérieur. »

Là réside bien l'inquiétant mystère de Macbeth.


Philippe SIREUIL

OPÉRA MAGAZINE

Mensuel du Théâtre Royal de la Monnaie,

Février 1987.

 
  1. photos de Paul Versele ©

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