Les caprices de Marianne

d’Alfred DE MUSSET

 

La jeunesse est insolente ou elle n'est pas.

Comment est né le projet de monter Les caprices de Marianne, de Musset, et comment s'intègre-t-il dans ton parcours de metteur en scène?

Alfred de Musset a été pour moi, tout au long de mon adolescence, un grand jeune homme désuet, un écrivain suranné dont la fréquentation ennuyait et, des années durant, j'ai évité de le lire ou de le relire, persuadé que ces images fallacieuses délivrées à l'école au travers de Lagarde et Michard lui dessinaient un exact portrait. Des travaux pédagogiques menés récemment à Strasbourg et à Bruxelles - un peu par provocation vis à vis des apprentis acteurs et de moi-même - m'ont permis de l'aborder au contact direct du plateau, et j'ai alors découvert une langue, des thématiques, un univers nettement plus acides que je ne l'avais présupposé. Je suis toujours très touché par ces écritures investies, jusqu'à l'impudeur et l'exhibitionnisme, de la chair et des larmes de leur géniteur, et entre le Strindberg de La danse de mort et le Musset des Caprices réside sur ce point une évidente proximité: tous deux transforment leur pièce en un champ d'expérimentation scripturale de leur brûlante affectivité.

Alfred de Musset n'a certes pas écrit que des chefs-d'oeuvre, et je me sens peu d'affinités avec sa poésie, mais il nous a laissé quelques pièces remarquables : Lorenzaccio bien sûr, mais aussi On ne badine pas avec l'amour, Fantasio, et Les caprices de Marianne. Ramassez un galet érodé par le temps; quand on le prend au creux de la paume, il vous semble doux et lisse, mais plus on l'étreint, plus les rugosités de la pierre s'incrustent dans la peau, et si vous serrez plus fort encore, vous finirez par souffrir de cette découverte : Les caprices de Marianne, c'est exactement cela. Une pièce qui débute comme une comédie légère, une farce et qui s'achève dans la noirceur, comme une tragédie existentielle du sujet. Peu nombreux sont les écrivains, en France du moins, qui ont à ce point fait se côtoyer le drame et la bouffonnerie, et Musset est certainement le plus shakespearien de tous les dramaturges français, le plus important aussi que nous a légué le dix-neuvième siècle ; je le place pour ma part bien avant Victor Hugo. Il est aussi le moins romantique des romantiques français, et j'aime cette définition que donne de lui Léon Lafoscade dans l'essai qu'il lui a consacré : “un pinceau indépendant, sur l'extrême bord de la palette romantique”.

En quoi Musset, d'auteur désuet et suranné, apparaît-il bien aujourd'hui comme notre contemporain ?

L'histoire de la pièce porte en elle toute la puissance cruelle de la banalité: un jeune homme amoureux d'une jeune femme mais trop timide pour lui parler demande à son ami d'intercéder en sa faveur; l'ami accepte, s'acquitte de sa mission tant et si bien que la jeune femme en tombe amoureuse ; le jeune homme meurt, tué par la jalousie du mari, et sans qu'il y ait eu trahison de la part de l'ami; juste un quiproquo malchanceux, un simple fait divers de la comédie de l'amour qui tourne mal. Alfred de Musset a vingt-trois ans quand il écrit Les caprices de Marianne. Je reste surpris de voir à quel point il rejoint des pans entiers de notre sensibilité actuelle, avec cette façon si moderne de parler des malentendus de l'existence et des maladresses du comportement humain, à mi-chemin de la légèreté et de la gravité, tout à la fois ludique et lucide.

L'héroïne musséenne, par exemple, est un caractère riche et contemporain; étrange, intelligente et secrète, traversée par le désir, c'est une personne indépendante, pleine de convictions, et qui semble toujours échapper à la compréhension pataude de l'homme : il en est ainsi de Marianne, comme de Camille, sa cousine de On ne badine pas avec l'amour.

La jeunesse est joyeusement insolente ou elle n'est pas: à l'heure bénie du cocooning et des comportements auto-satisfaits, de l'appétit petit-bourgeois, du retour des morales frileuses et des intégrismes de tous bords, peut-être est-il bon de s'en souvenir et de rappeler ce que le dandy aux boucles blondes du boulevard des Italiens ne cesse de nous répéter au travers du personnage d'Octave, et de la façon la plus impérative ! Cette saine insolence, Musset en aura usé à bien des égards; hué le soir de la création de La nuit vénitienne, il ne renonce pas (“je dis adieu à la ménagerie, et pour longtemps"” dira-t-il) et décide au contraire d'écrire, dix-sept années durant, ses pièces pour un utopique spectateur, bousculant les règles du classicisme, fustigeant, entre autres, l'hypocrisie, le mal du siècle mais aussi la piètre qualité des bals de l'opéra. "Sa muse, les femmes qu'il aime, ses amis, tout le monde en lui parlant n'a qu'un mot à la bouche et au coeur: enfant" écrit Claude Roy ; dans mon esprit, c'est un compliment.

Quels sont les principes qui régissent ton projet de mise en scène ?

Faire du théâtre, c'est accepter de se laisser surprendre par ce que nous révèle ou nous cache une écriture, c'est tâcher de conquérir une nouvelle naïveté, une fraîcheur d'écoute et de regard, c'est chercher à casser nos images mentales pour les reconstruire et en faire surgir d'autres couleurs, en dessiner d'autres contours. J'ai donc suggéré aux acteurs de n'être pas intimidés par la précieuse beauté de la langue ; je les ai pressés de prendre garde à tous les a priori qu'ils pouvaient conserver face à elle, de ne pas se laisser déborder par les figures convenues de l'apprêt romantique, d'en évacuer les attitudes stéréotypées, de ne pas succomber au charme d'une pièce dont la qualité ne doit pas nous en faire oublier l'essence. J'ai demandé au scénographe de fabriquer une machine à jouer plutôt qu'un décor, un lieu qui ne clôt rien, un espace qui permet d'être au dedans comme au dehors, et qui renvoie à cette consommation effrénée d'endroits différents qu'a prévu Musset - fidèle en cela à cet immense désir (propre à la jeunesse) d'avaler le monde, d'être dans le même temps ici et ailleurs; un espace directement manipulable par les acteurs eux-mêmes, et qui puisse être modulé au gré de notre fantaisie; un espace d'une blancheur tantôt pâle, tantôt éblouissante, habité de quelques objets colorés et dans lequel des corps viennent s'inscrire, revêtus sans souci d'historicité -le carnaval dans lequel baigne l'action de la pièce nous permettant toutes les audaces et toutes les rencontres vestimentaires, musicales et temporelles.

Nous avons donc cherché à notre tour à être joyeusement insolents, avec pour souhait de débarasser “l'enfant du siècle” de tout académisme, de prendre du plaisir et, je l'espère, d'en donner.

“Il nous fallut bien du talent pour être vieux sans être adulte”chante Jacques Brel. Mettre en scène aujourd'hui Les caprices de Marianne, peut être n'est-ce après tout pour moi que rendre un hommage ému et souriant à une jeunesse qui n'est déjà plus tout à fait mienne ...


Propos recueillis par Nadine Eghels.

 



THÉÂTRE VARIA

1990


Interprétation Jacob Ahrend (Alfred), Christophe Guichet (Celio), Sophia Leboutte (Marianne), Christian Léonard  ou Jean-Michel Vovk (Malvolio), Christian Maillet (Claudio), Estelle Marion ou Anny Czupper (Hermia), Alexandre Trocki ou Philippe Jeusette (Tibia), Myriam Saduis ou Nathalie Willame (Ciuta), Marc Schreiber (Octave)

Dramaturgie Jean-Marie Piemme Décor et costumes  Didier Payen

Maquillages Jean-Pierre Finotto

Assistanat à la mise en scène  Lorent Wanson

Lumières et mise en scène  Philippe Sireuil

Production

THÉÂTRE VARIA

avec la collaboration du centre théâtral de namur





 
  1. photos de Danielle Pierre ©

LES_CAPRICES_%282%29.html
LES_CAPRICES_%283%29.html
LES_CAPRICES_%282%29.html