14.08.09
C’est pendant un séjour estival dans les Ardennes belges durant lequel j’anime des stages de théâtre pour adolescents, que Philippe Sireuil me contacte : il cherche une assistante pour La Musica Deuxième qu’il montera à Genève deux semaines plus tard.
Je ne connais pas ce texte, mais j’ai des relations particulières avec l’écriture fascinante de Duras dont je me suis toujours sentie proche. Le travail de Philippe, je l’ai apprécié comme spectatrice à plusieurs reprises, et je l’ai approché de plus près quand il est intervenu comme professeur durant mes études de comédienne à la HETSR-Manufacture (Haute Ecole de Théâtre de Suisse Romande, Lausanne, 2005). Il m’a donné à cette occasion des repères essentiels pour mon métier. J’ai découvert grâce à lui certains éléments qui font partie aujourd’hui de ma méthode de travail, touchant à l’appropriation du texte, à la construction du rôle, aux questions essentielles à se poser et auxquelles la scène doit répondre.
Je n’avais jamais été assistante auparavant. Si on m’avait demandé de choisir un metteur en scène, j’aurais pensé directement à Philippe. Justement parce que c’est avec lui que j’ai acquis le plus d’outils, qu’il a été un vrai pédagogue dans le sens d’un « transmetteur » et que je suis convaincue qu’en regardant sa manière de diriger les acteurs je pourrai apprendre énormément. De plus, je sens que c’est justement le bon moment pour moi de prendre un peu de distance par rapport à mon métier et d’apprendre en observant. Privilégier le regard, l’écoute et le silence. Voir les autres agir et s’emberlificoter merveilleusement dans les premiers pas des répétitions, tenter l’éclosion, puis atteindre les sommets d’un jeu libéré. Je suis donc vraiment enchantée par cette nouvelle perspective.
19.08.09
Premier rendez-vous avec Philippe à Louvain-La-Neuve, Belgique.
On parle, on mange. Je me retrouve à nouveau face à son univers et c’est un grand plaisir. Je sens que je vais beaucoup apprendre. Il précise mon rôle : prendre des notes de mise en scène, jour après jour, pour les acteurs qui n’auront pas le temps d’en prendre eux-mêmes et de tenir, si je le veux, une sorte de journal de bord en vue de l’intégrer peut-être dans un livre qui lui sera consacré. J’accepte et je commence ces notes. Il me propose une lecture : Travailler avec Duras La Musica Deuxième .
1.09.09
Théâtre Alchimic, Genève. Premier jour de répétition.
L’équipe se rencontre : le metteur en scène, Philippe, les deux acteurs suisses, Anne Martinet et Michel Voïta, le régisseur, Philippe Dunand et moi-même. Une équipe toute nouvelle qui n’a jamais collaboré. Anne et moi connaissons un peu Philippe. Nous avons toutes deux été ses élèves à quinze années d’intervalle. Michel a été professeur d’Anne. C’est Anne qui a eu l’initiative du projet, qui a demandé à Philippe de mettre en scène, qui a proposé Michel comme partenaire de jeu ; c’est elle qui a mis en branle toutes les recherches de salles, de subventions, de productions.
Philippe évoque sa première aventure avec La Musica deuxième qu’il a créé quinze ans auparavant en Belgique au Théâtre Le Public à Bruxelles.
Il n’a jamais pensé à reprendre ce texte, ni d’ailleurs à reprendre une mise en scène d’un texte déjà travaillé. Le concours de circonstances fait qu’il a accepté de s’attaquer une nouvelle fois à la même matière. Le décor à l’époque avait été imaginé par lui. Le scénographe engagé pour la nouvelle production a apprécié ce décor d’origine à tel point qu’il a convaincu Philippe de le reprendre.
En quelques mots Philippe esquisse le travail futur. Il avertit d’emblée à propos des dangers du texte, surtout de son côté poétique dans lequel il faudra absolument veiller à ne pas tomber. Il importe de revitaliser constamment l’écriture de Duras. Ce texte est épouvantable selon ses mots ; il le trouve superbe. Il aborde aussi brièvement le sujet du rythme et prévient qu’il le dirigera comme un chef d’orchestre.
Puisque le décor n’est pas encore entièrement monté, Philippe décide d’aller en ville acheter les costumes d’Anne-Marie Roche et Michel Nollet . On y va tous ensemble, c’est plutôt drôle. Philippe a des idées bien précises, il est exact et rigoureux comme si la mode et les tissus étaient son métier. Il a en tête les couleurs, les matières, leur effet sur le plateau, la différence qu’on doit saisir entre les deux figures.
Dans les magasins, on rit beaucoup des complexes et envies de chacun. Les courses sont rapidement faites. Pour Anne : jeans H&M slim moulant (qu’il faudra retoucher car Philippe veut qu’on puisse voir un peu la cheville), baskets Converse bordeaux, imperméable Massimo Dutti. Pour Michel : vêtements et chaussures de marque, pull-over vert, pantalon en toile brun, chaussures mocassins vernies.
Une pâtisserie sur la place du Rhône clôt cette première journée qui déjà a rapproché les membres de notre équipe.
2.09.09
Deuxième jour, les répétitions commencent.
Le décor est monté. Il est là, impressionnant, et prend tout l’espace. C’est un couloir d’hôtel, de douze mètres de long. De part et d’autre du couloir, en rapport bi-frontal, s’alignera le public en deux rangées d’une vingtaine de sièges chacun (au total, un peu plus de quatre-vingts spectateurs). Un tulle sépare les spectateurs de l’espace scénique. Depuis l’aire de jeu, l’espace paraît un peu étouffant par son étroitesse. Du point de vue des spectateurs, on a l’impression d’être voyeurs pénétrant dans l’intimité du couple. Le sol est un plancher sur lequel court tout le long un tapis, comme dans les hôtels pour insonoriser les bruits de pas. Au plafond, des lumières halogènes donnent une lumière constante. D’un côté du couloir, une porte vitrée à travers laquelle on aperçoit la chaleur d’une lumière d’intérieur ; de l’autre côté, une fenêtre diffuse une lumière froide de nuit tombante.
Nous disposons de quatre semaines de travail avant la première représentation. Le texte est su, il n’y a pas de travail de lecture préliminaire ou de préparation dramaturgique. Les corps entrent directement dans l’espace. Tout va donc se construire à partir du jeu, à partir des tentatives physiques et concrètes.
Au commencement : un plateau vide et de la musique (John Cale). Philippe aimerait que le spectateur soit face au vide absolu. Pour cela, il a convoqué cette musique qui aidera à faire le vide dans la tête du spectateur et à l’installer dans une position d’écoute. Il compare cette musique à l’écriture de Duras, toutes deux comportant des « trous », stimulant par ces creux l’imagination.
Les deux acteurs (Philippe ne veut pas parler de « personnage », il rejette dans son travail toute tradition stanislavskienne à ce propos) devront être complètement trempés en entrant dans l’espace tels des naufragés se demandant comment ils ont échappé à la mort, leurs corps dégoulinants étant une métaphore pour exprimer les larmes. Il insiste : ils devront passer habillés sous la douche, un jet de kärcher et non un vaporisateur d’eau. Leurs vêtements seront complètement imbibés et eux anéantis par l’inconfort. En entrant dans l’espace, ils devront penser à une fin de journée ; la tête meurtrie, les corps giflés par le prononcé du divorce et par l’orage.
Anne entre dans l’espace. Les premiers pas d’Anne-Marie Roche : ouvrir la porte, marcher dans le couloir lentement jusqu’à l’autre bout, arriver face à la fenêtre et plonger ses pensées à travers la vitre. Philippe la corrige à plusieurs reprises : ne pas entrer comme un mannequin, ne pas se laisser aller avec la musique, aller plutôt contre elle, même si l’entrée est calée précisément sur les accords de piano. La démarche doit être extrêmement lente, difficile, comme dans un couloir d’hôpital quand on veille sur quelqu’un qui meurt.
Une fois qu’elle est à la fenêtre et que son regard se perd, Michel Nollet entre. Tandis qu’elle a tourné la page, lui voudrait s’attarder encore sur leur histoire. Il est à l’entrebâillement de la porte, elle est à l’autre bout du couloir, dos à lui, indisponible ; il voudrait lui dire quelque chose mais n’arrive pas à savoir vraiment quoi, il est dans l’entre-deux, d’aller vers elle ou de partir.
Dès que Michel Nollet se décide à ouvrir la bouche pour parler « Je voulais vous dire », il est interrompu par un coup de téléphone. Le téléphone de la réception de l’hôtel du texte de Duras est dans cette mise en scène un téléphone portable. C’est depuis ce portable de Michel qu’on entendra la voix de la jeune femme.
Philippe sait déjà précisément ce qu’il veut à tous les niveaux (ambiance, univers, interprétation des acteurs, forme de la représentation, sens du texte). Il s’étonne que tous les déplacements et positions de sa première mise en scène lui reviennent à l’esprit aussi clairement. Ils apparaissent même comme une évidence. Il ne cherche pas à les retrouver à tout prix, mais il se rend compte au fur et à mesure du travail que ce qu’il avait trouvé il y a quinze ans dans la première version était assez juste.
Toute la répétition se déroule alors qu’Anne a le dos tourné à Michel et au public. Elle est face à la fenêtre, seule, assez statique. J’ai l’impression de la sentir un peu déstabilisée par cette position qui la prive, le premier jour, de tout contact visuel avec son partenaire. Le travail avance déjà sur le petit bout défriché.
3.09.09
On entre dans la précision.
Texte et corps sont orchestrés très précisément en une partition complexe que Philippe dirige et qui produit au final une vision forte.
Sur le plan du texte, Philippe fait travailler aujourd’hui plusieurs registres : la recherche de concret, la conscience des adresses, la respiration-ponctuation, la hauteur de la voix.
Il attire notre attention sur le fait que le texte a inévitablement (c’est ce qui en fait sa beauté) un aspect poétique qui peut lui donner une couleur nostalgique. Il voudrait que les acteurs prennent de la distance par rapport à ceci. Il faudrait en explorer plutôt le concret, la matière des mots, la rudesse de la situation, les failles, les trous. Il veut y trouver la vie sans avoir peur de charrier aussi la banalité, le prosaïsme, et même certains moments un peu idiots de la vie quotidienne .
Je découvre que rechercher le concret pour lui signifie : être un acteur actif, dynamique, qui cherche dans la phrase, avec la phrase ; cherchant ses mots sur le moment, racontant quelque chose qui se dévoile à l’instant même. Ainsi, la parole ne peut-elle préexister à la pensée : Anne-Marie Roche et Michel Nollet n’ont jamais pensé auparavant à ce qu’ils disent à cet instant, c’est maintenant que ça surgit.
En voyant le travail, j’adhère complètement à ce que Philippe explique aux acteurs. En effet, si ceux-ci cherchent le côté éthéré, poétique, nostalgique, étrangement on n’entend plus ce qu’ils disent. Paradoxalement, le concret et le prosaïque donnent plus de poésie au texte. Se dégage alors plus de polysémie offrant une richesse au texte et à la représentation que je n’avais pas imaginée.
L’importance de la recherche minutieuse de concret s’impose aussi compte tenu de l’espace. Le dispositif scénographique a tout pour faire croire au spectateur qu’il assiste à la représentation comme un voyeur. La proximité du public avec les acteurs, l’effet « loupe » que donne le tulle et la manière dont la scénographie intègre les spectateurs, nécessite un jeu d’une grande finesse. L’acteur doit adopter un jeu plus cinéma ou intimiste (concret) que théâtral.
Les adresses doivent aussi être très précises. Même si le regard n’est pas dirigé vers le destinataire de la réplique, on voit nettement si un acteur est au clair avec son adresse. Dans cette pièce, deux possibilités : ou il s’adresse à son partenaire, ou il s’adresse à lui-même. Il ne peut y avoir d’entre-deux, de phrases laissées dans le flou sur ce plan. Parfois une phrase qui m’avait paru clairement adressée au partenaire, Philippe demande de la dire pour soi-même.
En ce qui concerne la ponctuation et les didascalies de Duras, Philippe ne demande pas de les respecter. La pensée doit être dite comme un flux ; si on respecte la ponctuation de Duras, on bloque la pensée. Pour lui à chaque intention correspond une respiration. Or Anne a appris par cœur en respectant la ponctuation et les temps notés. Il lui faut faire le difficile travail de désapprendre.
Vocalement, Philippe sollicite un travail musical des intonations, du rythme, des hauteurs du son. Il demande à Anne de travailler plus dans le grave de la voix et de penser constamment à timbrer. Sa voix, trop voilée à certains moments, amplifie l’aspect nostalgique et poétique du texte alors qu’il recherche, encore une fois, le concret.
Tout autant que le texte, le corps de l’interprète est aussi l’objet d’un exercice très rigoureux. Tout est calculé : depuis le plus petit élément (regards, jeux de têtes, mains, pieds, genoux, épaules), jusqu’à l’ensemble (positions du corps, composition de l’espace, déplacements, prise en compte de deux publics affrontés). Le regard est contrôlé à chaque instant dans son intention, sa direction, sa durée. Il insiste pour que les pieds restent joints, talons collés, pointes des pieds un peu à l’extérieur ; jamais parallèles, jamais écartés, jamais l’un devant l’autre. Les genoux doivent être tendus. Cette position, très importante pour lui, lui paraît naturelle. Je remarque qu’il se tient d’ailleurs ainsi dans la vie de tous les jours. Le personnage d’Anne-Marie Roche est souvent fixe et droit, Michel Nollet bouge plus dans l’espace. C’est donc Anne qui doit faire le plus attention à sa posture qui lui paraît artificielle. Philippe lui demande parfois de se tourner seulement du buste et de la tête, en gardant les pieds fixes. Cette position provoque chez elle une torsion au niveau de la colonne qui lui donnera des maux de dos, puis elle s’habituera.
Étonnamment, Philippe explique qu’en réalité, contrairement aux apparences, il n’a que faire des déplacements et de la mise en place. Il n’y a rien de rigide dans ses exigences. Le but est de trouver une réelle détente pour les acteurs. Je ne comprends pas très bien ce qu’il veut dire par là. Peut-être son souci de l’espace et du placement vise-t-il simplement à détourner l’attention des acteurs qui pourrait être trop « intellectuelle », afin qu’ils lâchent prise sur l’interprétation en ayant leur vigilance ailleurs : sur leurs pieds, leurs places, etcetera ?
La fin de la répétition vire au « poétique ». Philippe relâche, il est fatigué.
Les acteurs voudraient tout refaire alors que tout le monde est épuisé. Anne ne se rappelle d’ailleurs plus de rien. C’est tout à fait normal, elle est exténuée. Quant à moi, je ne suis plus capable de les aider et de relire mes notes ; je n’arrive même plus à regarder mon écran d’ordinateur qui s’est transformé en une épaisse brume. Je réalise qu’il faut que je change ma manière de noter pour pouvoir relire directement en fin de répétition en allant à l’essentiel et de cette manière aiguiller les acteurs très rapidement vers les dernières décisions du jour.
La répétition se termine ainsi sur une tension. Anne a peur d’avoir tout oublié, Philippe est nerveux de voir qu’Anne a peut-être tout oublié. On est tous alarmés par le chaos dans lequel nous nous trouvons tout à coup. On a perdu toute distance. Alors que nous ne travaillons véritablement que depuis deux jours, que nous avons déjà fourni un énorme travail, nous vivons un moment d’effroi.
4.09.09
J’ai changé ma manière de prendre les notes. En direct pendant le travail, à l’ordinateur, je fais deux colonnes : à gauche les intentions de jeux et les éléments divers, à droite, les déplacements et repères dans l’espace. Je ne note que ce qui est définitif, en tout cas fixé pour la journée. Sur mon texte, au crayon, je dessine les déplacements et repères spatiaux.
Reprise de la répétition à « Anne-Marie, c’est la dernière fois de notre vie ». Michel Nollet veut engager la conversation avec son ex-femme, chercher la vérité de leur histoire, déchiffrer ce qui a pu leur arriver. Selon Philippe « si chez Beckett on ressasse, chez Duras on cherche à savoir ». Le mot « énigme » restera une clé très importante tout au long du travail. Durant toute la pièce, le couple fouillera l’énigme pour tenter de comprendre ce qui les a fait basculer dans le désastre. Au bout de l’enquête, ils en arriveront à des aveux terribles. Ils comprendront que c’est sur une phrase que tout a chaviré.
Un des aveux d’Anne-Marie Roche, c’est son histoire à Paris, épisode dramaturgique essentiel de la pièce. Travail ici nuancé pour Anne entre les phrases anecdotiques, rapides, et les phrases plus importantes, pénibles à avouer ; entre les répliques qu’il faut absolument enchaîner et les répliques qui peuvent comprendre des temps. Travail toujours pour timbrer les phrases, ne pas les voiler, ne pas induire de nostalgie et chercher le concret de la phrase.
Quant à Michel, il doit aujourd’hui travailler sa fragilité, se débarrasser de sa trop grande assurance, être inquiet d’apprendre la vérité. Dans ses monologues pendant lesquels c’est à son tour de se dévoiler, au moment où il évoque qu’il l’a vue et suivie, il ne faut pas qu’il lui raconte une histoire qui se serait passée un jour : il doit être attentif à la revivre au moment même et toujours dans l’incompréhension.
On arrive au moment du premier climax où tous deux élèvent la voix pour la première fois, où ils s’excitent. Anne-Marie Roche crie le point final : « moi je vais aux courses ! ». Ensuite survient une rupture et elle doit murmurer dans ses dents : « Je veux partir ». Ils doivent être tels deux boxeurs qui sortent du ring, complètement K.O.
Puis importance de la réplique d’Anne-Marie Roche, une des plus essentielles de toute la pièce selon Philippe, mise à mort définitive de ce qu’ils ont été : « Nous ce n’est pas la peine qu’on soit ensemble. Qu’on soit ensemble ou qu’on soit séparés désormais … Ce n’est pas la peine de les faire souffrir. ». Ici Philippe voudrait qu’on entende la maturité de la femme et l’immaturité de l’homme. Il ne faut pas perdre de vue que selon lui à la fin de la pièce, c’est elle et non lui qui s’en va.
Au fur et à mesure du travail, l’écriture de Duras me paraît de plus en plus complexe. Elle me semblait limpide et belle dans sa limpidité, maintenant, elle me semble pleine d’ombres et de subtilités. J’ai l’impression d’être face à une écriture en tourbillons, comme une spirale, où les thèmes reviendraient toujours au même endroit mais à un niveau plus profond.
5.09.09
Aujourd’hui, en suivant le travail exigeant et la sensibilité de Philippe, je vois les personnages et les êtres d’un autre point de vue. Il y a le point de vue de Philippe, un homme qui se retrouve dans cette histoire, qui s’y identifie aussi parfois. J’ai l’impression qu’il n’y a pas chez Duras un point de vue privilégiant un personnage, mais sur scène, je sens que Philippe dirige l’objectif vers un point de vue masculin : c’est le récit de ce qui a constitué l’incompréhension de Michel Nollet vis-à-vis d’Anne-Marie.
Au fur et à mesure que le travail s’affine, je crois sentir que le regard du spectateur se focalisera sur le personnage de Michel Nollet qui devient très attendrissant. Anne-Marie Roche est au départ une « roche » sur laquelle tout passe, tout coule, comme le veut Philippe. Je n’avais pas vu ces aspects-là des personnages. Cette lecture me semble traduire la subjectivité de Philippe, une subjectivité toute masculine. Je me rappelle que Philippe tenait à avoir dans ce projet une assistante féminine, pour ne pas être trois hommes aux côtés d’Anne. Je me rends compte aujourd’hui combien c’est justifié : face à ce texte où se tendent des relations tumultueuses des sexes opposés, Michel et Philippe forment un pôle, Anne et moi un autre, de manière naturelle et étrange. On se comprend et ils se comprennent. Comme dans la pièce. Notre méthode de travail est aussi différente. Philippe et Michel n’ont pas besoin de pause, ils sont plus efficaces dans la durée ; Anne et moi avons besoin de nous arrêter et de nous aérer.
Je suis étonnée par l’avancement, la rapidité et la minutie du travail. On est seulement au cinquième jour.
7.09.09
On reprend tout depuis le début. Deuxième couche de travail.
Pour Philippe, il est très important que le public aille vers les acteurs et non l’inverse. Le conditionnement préalable au spectacle (la musique, la manière dont la lumière monte) cherche à focaliser l’attention, le regard et l’écoute du spectateur. De cette manière, la musique du début aidera celui-ci à être disponible : il pourra faire le vide en lui et se mettre en position d’écoute. Ce mouvement vers l’acteur s’appuie sur la scénographie qui induit une sorte de zoom du public vers le jeu : le public tout proche pénètre dans l’intimité du couple à travers le tulle ; les acteurs sont dans leur bulle et les spectateurs viendront s’ils le désirent. Puisque le rapport scénographique crée déjà un effet de loupe gigantesque, l’acteur doit en tenir compte : il ne peut en aucun cas parler « théâtre » comme s’il voulait capter un spectateur lointain, ça paraîtrait ridicule ou absurde. Il doit plutôt s’adresser normalement à son partenaire, comme s’ils étaient entre eux, sans vouloir se faire entendre par le public. Parfois même le spectateur devra « tendre l’oreille ». Si tout n’est pas audible, selon Philippe, ce n’est pas grave.
Certains spectateurs, très déroutés par le faible volume sonore, en feront le reproche aux acteurs. J’ai été très interpellée par la forte volonté du spectateur à vouloir tout entendre, tout comprendre, à tout prix. Si l’acteur ne lui dévoile pas tout, c’est perçu comme s’il n’avait pas achevé son travail, ce qui met certains spectateurs dans un état parfois très vif, jusqu’à la colère. Ceci m’a fortement intriguée et m’a fait réfléchir sur ma propre position et mes attentes de spectatrice.
Reprise dès le début donc : entrée et déplacement d’Anne sur la musique jusqu’à l’autre bout du couloir, face à la fenêtre. Précision, orchestration, de chaque élément, de chaque pas, des regards vers le sol ou vers la fenêtre ; regard au cendrier, geste dans ses cheveux, ajustés sur la musique ; enfin arrivée à la fenêtre dans une position précise. Ce déplacement évolue, prend forme et vie. Philippe attire une nouvelle fois l’attention des acteurs sur les états physiques et mentaux initiaux : fatigue, solitude, tristesse, « tout cela sans drame ».
Le début pour Anne ne doit se passer ni dans l’action ni dans l’agressivité. Elle est éreintée, seule et triste, elle doit être une roche comme le suggère son nom, un obstacle pour Michel qui va se prendre une série de gifles successives dans cette première partie. Pendant plusieurs pages et donc de longs moments, elle est face à la fenêtre, dos à Michel, absente à lui, vivante pourtant dans sa presque immobilité, sans se figer. La manière absente et détachée dont Anne-Marie Roche répond à son ex-époux qui veut engager la conversation de façon très maladroite, la manière dont elle donne les gifles et dont lui les reçoit, nous a aujourd’hui vraiment fait beaucoup rire. Je découvre que ce passage peut avoir une tonalité comique.
À la fin de la première partie, Michel Nollet et Anne-Marie Roche sont prêts à partir chacun de leur côté. Le simple fait de la question (venant d’elle) « Tu es devenu quoi ? » (une des premières répliques de la Musica II) relancera toute la discussion, initiant une nouvelle courbe de la spirale.