THÉÂTRE ROYAL DE LA MONNAIE

1983

Interprétation Sonia Cervena (Kabanicha), Paul De Clerck (le musicien), (Georgette Delmotte (Feklusa), Christiane Lemaître (Glasa), Jerold Norman (Kudrjas),  Patricia Parker (Varvara), Alice Piemme (la petite fille), Jérôme Pruett (Tichon),  Bodo Schwanbeck (Dikoj),  Ellen Shade (Katerina), John Stewart (Boris),  Frédéric Vassar (Kuligin).


Direction musicale

Sylvain Cambreling

THÉÂTRE DU CHATELET

1988


Interprétation Sonia Cervena (Kabanicha), (Georgette Delmotte (Feklusa), Paul De Clerck (le musicien), Jacques Does (Kuligin), Christiane Lemaître (Glasa), Jerold Norman (Kudrjas),  Patricia Parker (Varvara),  Alice Piemme (la petite fille), Jérôme Pruett (Tichon), Bodo Schwanbeck,  (Dikoj),  Ellen Shade (Katerina) , Jean Van Ree (Boris).

 

Direction musicale

Sylvain Cambreling

NEDERLANDSE OPERA

1988

 

Interprétation Stefano Algieri  (Boris), Cynthia Buchan (Varvara),  Paul De Clerck (le musicien), Hiroko Mogaki  (Feklusa), Jerold Norman (Kudrjas), Felicity Palmer(Kabanicha),  Roger Smeets (Kuligin),   Jérôme Pruett (Tichon), Roderick Kennedy,  (Dikoj),  Ellen Shade (Katerina) ,  Mary Willems (Glasa).

 

Direction musicale

Kenneth Montgomery

Dramaturgie Jean-Marie Piemme & Michel Vittoz

Décor et costumes  Jean-Claude De Bemels

Lumières et mise en scène  

Philippe Sireuil











 

Katia Kabanova

de Léos JANACEK

  1. photos de Paul Versele ©

DÉCOMPLEXER L’OPÉRA : NOTES ET CONTRE-NOTES


Michel Vittoz : Parallèlement à ta pratique de metteur en scène, tu exerces une activité d’enseignant à l’I.N.S.A.S. Abordes-tu le problème de la voix avec les  jeunes comédiens auxquels tu t'adresses ?

Ph.S. : La pédagogie de l’instrument vocal de l’acteur n’est pas de ma compétence, du moins sur un plan strictement technique. D’autres collègues s’y emploient. Par contre, à l’intérieur des stages de jeu que je dirige, je tente de faire découvrir par l'acteur ce qu'une utilisation riche et diversifiée de sa voix peut produire comme plaisir et signification de jeu. Récemment, j’ai participé à un travail très humble, mais bien enrichissant sur le chant ; sous la direction d’une musicienne et d’un professeur d’expression parlée et chorale, les acteurs avaient appris une douzaine de chansons appartenant à divers répertoires (song brechtien, chanson française, variétés contemporaines). Comme ils ne souhaitaient pas les présenter au public sous forme de d’un « crochet », mon intervention a consisté à mettre en situation ces chansons : nous avons construit, à partir de ce que les textes évoquaient en eux, une trame scénique simple mais qui leur permettaient non seulement de chanter, mais aussi de jouer, dans des attitudes qui s’écartaient des positions attendues d’un corps qui chante. J’ai pu vérifier que, si l’on rencontrait des résistances objectives dues à l’émission du chant – certaines attitudes l’interdisent – les blocages provenaient aussi des a priori que nous pouvons avoir sur ce que l’expression chorale requiert. Cet exercice paraît tr ès loin de l’opéra ; il m’y a pourtant souvent renvoyé.

Quand je regarde un spectacle d’opéra, je suis la plupart du temps attristé par la façon dont les chanteurs se meuvent, par leur difficulté à exprimer la haine, la joie, l'amour ou la souffrance autrement que par des gestes conventionnels et stéréotypés, comme si ceux-ci étaient dictés par la Loi du chant, et non par leur propre sensibilité d'acteur ; de sorte que la mise en scène, quelles que soient par ailleurs son inventivité et sa pertinence, n'ordonne au mieux que la sécheresse des axes dramaturgiques, emballe la représentation dans une belle mais ennuyeuse enveloppe. Il y a bien évidemment des exceptions, et de plus en plus, La Clémence de Titus, cet opéra mis en scène au TRM par Karl-Ernst Herrmann en est la vivante démonstration. Là, on n'avait plus affaire à des corps trop mous ou trop raides, malhabiles, ne sachant que faire de leurs membres, mais bien à des corps habités de pulsions dramatiques intenses, qui les faisaient vivre avec une aisance et une fragilité conjuguées, d'où cette émotion non seulement de l'oreille, mais aussi de l'œil. Casser le code attendu de l'attitude, décomplexer les gestes du chant, voilà ce que j'aimerais tenter avec le concours de la distribution de Katia Kabanova.

M.V. : Quand un acteur s'empare d'un texte, une partie de son interprétation passe par la voix. Un sens se dégage à partir du phrasé, du rythme, de l'intonation ou de l'accentuation de certains mots. Dans l’opéra, cette possibilité de jeu est, pour une grande part, déjà dictée par le compositeur. Certes le chanteur dispose d’une certaine liberté pour interpréter le ou les sens ajotés par l’écriture musicale, il n’en reste pas moins que le compositeur agit sur le chanteur comme un « directeur d’acteur » très puissant. Si une force dirige le « comment » sur lequel, au théâtre, s’exerce l’action du metteur en scène, comment envisages-tu de jouer de cette force qui interviendra toujours entre le chanteur et toi, et dont le compositeur a laissée une trace écrite ?

Ph.S. : Le « comment  du chant « étant en grande partie établi, il reste néanmoins le « pourquoi du chant », et là, il y intervention possible pour autant que l’on ne reste pas collé le nez sur le livret. Prenons par exemple le début du deuxième tableau de l'acte II, ce que nous appelons la chanson de Kudrjash ; je ne peux nier ce qui est écrit : il y a un rythme, une tessiture, une mélodie qui induisent un sentiment de joie, d'allégresse. Telle quelle, cette interprétation me paraît sans grand intérêt. Il serait pourtant idiot de demander au chanteur- d'être triste : par contre, en trouvant la situation dramatique appropriée, nous pourrons transformer cette allégresse en fausse allégresse et conférer ainsi à la partition une évidence plus grande. Trouver  au chant les fondations que la lecture rapide esquive, voilà où se situe l'enjeu du travail. Cela dit, il y a des limites. Ces limites sont-elles plus marquées qu'au théâtre ? Je n'en suis pas si sûr. Le texte d'une pièce induit de multiples interprétations, il ne les permet pas toutes. À l'INSAS, nous faisons des séances d'improvisation où les acteurs s'emparent d'un texte et lui appliquent des affects différents : haineux, hilare, inquiet, accaparant, etcetera. Si les rencontres qui en découlent sont souvent productives, il reste que d'autres sont d'une totale gratuité. Tout est possible au théâtre, sauf ce qui est impossible; c'est une lapalissade, mais qui repose la question du sens. Je m'en rends compte à l'aide de ces travaux d'acteurs: il y a des traitements du texte qui procurent une jubilation immédiate à les appliquer, mais qui ne peuvent en aucun cas se justifier dans un spectacle abouti, sous peine de formalisme. En fait, les obstacles que nous dresse le langage pré-écrit de la partition - qui semble donc figer certaines intentions -, nous les rencontrons aussi au théâtre, dès que le sen~ de ce qui est joué n'est pas évacué. On peut sauter, contourner ou refuser l'obstacle, on ne peut pas le balayer.

M.V. : Ton travail avec les élèves de l'I.N.S.A.S. est sans doute la démonstration de ce qu'un texte ne produit pas un seul sens mais une collection de sens. L'improvisation, pure et simple, le n'importe quoi, peuvent toujours parvenir à agiter quelques-uns des sens de cette collection, c'est une question d'habileté ou de chance, mais si la suite de ces agitations, de ces rencontres entre un sens possible et le jeu de l'acteur, n'est pas réinterprétée et réorganisée, ce que l'on produit devient vite incompréhensible. Il me semble que l'une des fonctions de la mise en scène est justement de gérer ou, plus précisément, de structurer la production des sens. Nous disions tout à l'heure que le chant commande une implication du corps de l'acteur chanteur et à l'évidence cette implication est porteuse de sens. On ne peut pas nier que pour chanter une note aigue fortissimo, le corps du chanteur ne  soit secoué d'une espèce de transe qui se manifeste dans la prise du souffle, une tension inévitable du corps, une déformation du visage, etcetera… Il y a là une part de jeu, un dynamisme – plus ou moins involontaire – qui poussent le chanteur vers certaines limites de l’expression. Ce dynamisme très particulier du chanteur, auquel l’acteur de théâtre n’est pas soumis, n’est-il pas à prendre en compte dans la mise en scène ? Ce ci m’amène à une deuxième question qui découle de celle-ci : Dès lors qu’un acteur, disons un personnage, doit, par exemple, prendre une très large inspiration pour dire un mot et prononcer ce mot sur une note tenue, ne sort-il pas immédiatement du champ de la représentation vériste ou naturaliste ?

Ph.S. : Effectivement, par le seul, fait qu'en y a chant, l'opéra requiert un mode de représentation qui lui soit particulier. Il y a une énergie du chant qui n'est pas une énergie du jeu théâtral « naturel ». Le spectacle d'opéra, dès qu'il a pour objet de représenter une organisation pseudo-naturaliste de la fable, des conflits qui s'y jouent, me paraît d'un total désintérêt. Il y a une « dimension spécifique » de l'opéra que je n'arrive pas bien à cerner ; je le reconnais. Instinctivement, j'y vois la définition d'un espace poétique et non celle d'un espace de représentation réaliste. Rien à voir avec l'idée que seul le merveilleux ait droit de cité sur la scène, bien évidemment, mais vouloir y réinscrire une gestualité représentant des codes sociaux hyper-déterminés, me paraît être une voie sans issue. Il y a chant, ne l'oublions pas, et son existence est déjà en soi une torsion. Je crois que ce qui nous a amenés là où nous en sommes dans notre travail sur Katia Kabanova, c'est avant tout la prise en compte de cette torsion, de ce déplacement du « naturel » apporté par le chant. Quand on pense à la fable du livret, tirée d'une pièce d'Ostrovsky, à ce conflit socio-familial russe, on peut trembler devant les poncifs, lieux communs et autres détails anecdotiques dans lesquels nous aurions pu tomber. Il nous a fallu d'ailleurs des semaines et des semaines, pour nous débarrasser de tout background naturaliste, pour que le naturel s'en aille au diable. J'espère qu'il ne reviendra pas au galop dès que nous aborderons le plateau.

M.V. : Je me demande si cette « énergie » du chant dont tu parles ne projette pas le chanteur en dehors de toute représentation passive de quoi que ce soit. Le chanteur n'est-il pas inévitablement inscrit dans une action ? Autrement dit, est-ce que la première préoccupation d'un metteur en scène d'opéra ne devrait pas être de rechercher, sur la scène, tout ce qui peut autoriser et justifier une mise en acte ?

Ph.S. : Une piste possible, ce serait de considérer que, lorsque le personnage chante, c’est qu’il ne peut faire autrement. Qu’il se trouve placé dans une situation – appelons-la de crise, de mise en déséquilibre – qui fait que, pour exister, il ne peut que chanter ;sinon il cesse d’être, sinon il meurt. L’inconvénient de ma réflexion, c’est qu’elle risque de dramatiser tout acte, toute prise de parole.

M.V. : Je ne crois pas que cette dramatisation constante soit obligatoire. Un chant peut parfaitement naître d’une sensation d’apaisement ou d’une joie intérieure très profonde. Je me demande si avec l’ensemble de l’appareil de représentation théâtrale, les lumières, l’espace, les déplacements, etcetera…, on ne peut pas créer une atmosphère propre à l’opéra, quelque chose d’hypersensible, d’électrique qui installerait un constant appel au chant. Ne faudrait-il pas inventer un univers, un peu fou il est vrai, dans lequel il y aurait une nécessité du chant ?

Ph.S. : Je reviens au théâtre, car cet impératif de nécessité, je le ressens très fort dans la pratique théâtrale. Comment, avec telle ou telle pièce, faire œuvre de « nécessité » ? Si une représentation ne se pose pas cette question, elle n’a pas de raison d’être. On peut évidemment se contenter du « c’est écrit, et puisque c’est écrit, il n’y a plus qu’à jouer cet écrit » : il n’y a plus de théâtre, mais du blabla. Par contre, il y a aussi du « théâtre où l'acteur prend la parole quand il ne peut plus se taire ». Tous les ingrédients de la représentation théâtrale peuvent et doivent être employés, c'est sûr, mais ce n'est pas affaire de recette ! C'est d’éthique qu'il s'agit.

M.V. J'aimerais encore te poser une question assez générale sur l'opéra mais qui, je crois, recoupe une problématique très spécifique de Katia Kabanova. Je suis toujours étonné à l'opéra, du manque de rapport direct entre la musique et les personnages, comme s'ils étaient sourds à la musique qui vient de la fosse d'orchestre. Cette surdité se marque, entre autres, dans les rapports très ambigus que le chanteur entretient avec le chef d'orchestre. Le chef d'orchestre, par ailleurs très présent dans la salle (il est au premier plan, il domine l'orchestre, il produit une gestuelle très forte, propose sans cesse une fonction démiurgique) est pratiquement exclu de la représentation, et l'un des grands principes du jeu des chanteurs est de faire comme s'il n'existait pas. Sans proposer pour autant un rapport constant entre le chef et les chanteurs, je me demande quand même dans quelle mesure il ne pourrait pas lui aussi, comme représentant d’une musique en train de se faire, être mis en jeu dans le drame représenté sur la scène.

D’une façon générale ne peut-on pas jouer sur le plateau une « écoute » de la musique ? Cette question n’est-elle pas plus particulièrement soulevée par Katia Kabanova dans la mesure où Janacek a écrit des passages entiers où la musique et le chant semblent entretenir des rapports de question-réponse ?

P.S. Je ne pense pas que l’on puisse en effet systématiquement répondre aux questions que tu poses. Dans Katia Kabanova, il est certain que l’héroïne du drame entretient dans la partition un rapport privilégié avec la musique : que ce soit dans l’acte un - monologue du souvenir - ou dans le troisième acte - avant et après l’adieu à Boris -, l’orchestre et le chant dialoguent très étroitement. Cette proximité, seul le personnage de Katia en a le privilège. Janacek fait plus encore : il assigne à un instrument - la viole d’amour -un rôle spécifique, comme un signal lumineux attirant Katia dans l’obscurité. D’où l’idée d’extraire de la fosse l’instrumentiste, de matérialiser dramatiquement l’écoute que porte Katia à la musique. J’imagine cette viole comme étant l’instrument grâce auquel ou à cause duquel Katia se perd. Et si les autres personnages ne l’entendent pas, c’est par surdité volontaire, comme s’ils ne voulaient pas échapper au cadre de la loi, alors que Katia tente désespérément de s’y soustraire.


OPÉRA MAGAZINE

Mensuel du Théâtre Royal de la Monnaie,

Mai 1983.

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