Une insoumission bridée par la peur du scandale
Une insoumission bridée par la peur du scandale
Quel chemin vous a mené jusqu’à Hedda Gabler ? Êtes-vous lié de façon particulière avec cette pièce ou avec cette héroïne emblématique ?
Je n’avais jamais abordé Ibsen, mais je vis en quelque sorte avec son oeuvre depuis plusieurs années. Elle m’a intrigué, comme lecteur et comme spectateur. Ibsen est une figure littéraire extrêmement conséquente du répertoire européen, qui n’est pas éloignée de l’univers littéraire et dramatique qui m’intéresse depuis toujours. J’ai eu l’occasion de voir différentes réalisations scéniques d’Hedda Gabler ainsi que d’autres pièces d’Ibsen, qui ont nourri mon intérêt pour ce théâtre.
Pour un metteur en scène, le choix d’une pièce est avant tout l’occasion d’un nouveau rendez-vous avec la scène et des acteurs. Les raisons en sont toujours à la fois très simples et plus souterraines. Je bénéficiais cette année de la distribution adéquate pour réaliser ce projet. Il est vrai qu’Hedda Gabler nous livre à nouveau un portrait de femme, comme de nombreux spectacles que nous présentons cette saison à l’Atelier Théâtre Jean Vilar, mais mon intérêt ne se porte pas exclusivement sur le rôle-titre. Par rapport à mon trajet de metteur en scène, la filiation est visible dans la mesure où je travaille principalement sur des auteurs qui se situent à cheval entre les dix-neuvième et vingtième siècles : Anton Tchekhov, Auguste Strindberg, Paul Claudel… Quoique Ibsen me semble appartenir davantage au dix-neuvième siècle, en raison de ses choix narratifs.
Hedda Gabler est une femme frustrée, engoncée dans le carcan d’un milieu petit-bourgeois ultra conventionnel. Au sujet de ce personnage et de sa méchanceté, les écrits abondent… Comment la percevez-vous ?
Ce qui m’intéresse dans ce personnage, c’est d’en faire le récit d’une inadaptée. Je me retrouve peu dans tous ces commentaires qui existent sur la pièce, et qui accusent Hedda Gabler de démonisme, de méchanceté ; il ne s’agit pas de l’absoudre de ses méfaits, mais je ne crois pas, productif, d’aborder et le rôle et la pièce de cette manière.
On peut bien sûr dire d’Hedda Gabler qu’elle s ‘apparente à d’autres grandes figures tragiques telles que Médée, Lucrèce ou Judith, mais pour aborder le rôle, je trouve plus intéressant de la traiter plus près de nous, comme une jeune femme habitée par des rêves de littérature exotique ! Nous n’en sommes qu’au neuvième jour de répétitions et je crois que les acteurs sont quelque peu surpris de mon approche de la pièce. À mon sens, Ibsen dépeint moins une femme qu’un monde. Il me semble que ce qu’il s’agit de rendre sur le plateau, c’est son inadaptation à la société qui l’entoure, son incomplétude existentielle aussi. Parce que le monde autour d’elle ne lui convient pas, le chemin qu’elle suit est paroxystique, en complet décalage avec son entourage.
Tous les personnages de la pièce sont traversés par des rêves inavoués et des pulsions inavouables. Ils sont en proie à l’ambition avide de pouvoir et d’argent. À cette société (représentée par le mari, le juge et la tante), Hedda oppose des facettes multiples aux contours étranges. Elle n’est ni ceci, ni cela et c’est cette duplicité émotionnelle qui la rend inquiétante, en ce sens qu’elle contient en germe la part de refoulé qui sommeille en chacun de nous. Elle est paradoxale parce qu’elle représente l’opposition entre un accommodement forcé à l’ordre social et des pulsions intimes, un désir singulier, emprunt de solitude et d’envie de destruction.
Je ne la considère pas comme un monstre, mais plutôt comme une jeune femme qui s’ennuie. Elle est une impulsive mais bridée. Je ne cherche pas à l’excuser non plus mais à montrer son ambiguïté. Au théâtre, l’enjeu de la direction d’acteurs consiste toujours à réévaluer les archétypes pour éviter qu’ils ne deviennent des stéréotypes.
Comment matérialiserez-vous cet état d’inadaptation à la société bourgeoise conventionnelle dans le jeu ? Situerez-vous la pièce dans son époque ?
Les pulsions de mort, de meurtre, de réussite, de sexe et de violence sont constitutives de notre condition humaine. Depuis Ibsen, les temps ont certes socialement changé, mais je n’ai pas envie d’actualiser la pièce pour autant. Ma première idée était de la faire glisser (notamment pour les costumes) dans « un registre passe-partout », mais je me suis rapidement rendu compte que je ne pouvais pas faire fi du terreau dans lequel la pièce est née. Les différentes mises en scène d’Hedda Gabler qu’il m’a été donné de voir rendaient compte esthétiquement de la fin du dix-neuvième siècle, et il me semble en effet difficile d’y échapper. Je ne désire pas non plus faire une pièce de musée pour autant ! L’essentiel de mon travail consiste à traiter véritablement l’écriture particulière d’Ibsen, c’est-à-dire à rendre compte d’un univers qui n’est pas naturaliste. Ce n’est pas seulement une peinture des mœurs sociales de son temps, c’est aussi celle des abîmes de l’âme humaine. La pièce décrit des caractères sociétaux et des pulsions inconscientes. « Ni Zola, ni Maeterlinck » écrit François Regnault, j’ai envie de dire : entre Zola et Maeterlinck.
Cet aspect confirme l’ancrage de la pièce dans son temps : c’est en effet précisément à cette époque qu’apparaissent les premières découvertes de la psychologie, qui devient une science et influence la pratique de nombreux écrivains. Le portrait d’Hedda Gabler est celui d’une incomplétude, qui incombe non seulement à la société (en l’occurrence une société protestante et machiste, où les femmes n’ont d’autre alternative que de devenir mère ou putain), mais aussi à la propre faiblesse du personnage. Hedda accepte à demi-mot le mariage d’intérêt et en même temps elle refuse l’accommodement à cette réalité. Le trouble provient de cette énigme à elle-même comme aux autres personnages. Hedda Gabler refuse la réalité, mais son refus n’est pas constructif, puisqu’il la conduit à se suicider. Ce sera son seul acte d’insoumission, que j’entends valoriser : contrairement à ce que prévoit la pièce,c’est face au public qu’Hedda devrait mettre un terme à ses jours. Il me paraît opportun de montrer l’indifférence de son entourage. Suite au suicide de son épouse, Tesman n’est pas ému mais excédé. Depuis le début de la pièce, il manque totalement de clairvoyance à propos du conflit interne qui ronge Hedda. Lorsqu’il entendra le coup de feu final derrière les rideaux, il dira : « Oh, elle s’amuse encore avec ses revolvers » ! C’est cet énervement que je veux montrer au moment du suicide d’Hedda : les autres protagonistes ne sont pas atteints mais irrités par son acte.
Je ne conçois pas Hedda comme un sujet qui aurait tout prémédité, qui maîtriserait les choses. Je désire montrer sa capacité d’insoumission bridée par la peur du scandale et qui se manifeste par des sursauts abrupts semblables à des caprices d’enfant. On peut d’ailleurs la considérer comme une femme-enfant. Ce n’est pas une réflexive mais une instinctive. Elle ne fuit pas le contact des hommes, mais elle vit sa sexualité uniquement dans le fantasme. Lövborg, l’ancien ami intime d’Hedda qui réapparaît brusquement dans son univers, est en quelque sorte son jumeau, à la différence que lui parvient à vaincre ses inhibitions. Brack, le conseiller de la famille, quadragénaire célibataire, parvient quant à lui à déchiffrer Hedda, mais il ne la comprend pas ; il est certainement le personnage le plus crapuleux, le plus cynique de la pièce.
Les didascalies d’Ibsen fournissent des indications extrêmement précises sur le décor de la pièce et les accessoires. Votre gestion de l’espace scénique tend d’habitude au dépouillement. Quelles concessions seront les vôtres, sur cette pièce ?
Je crois qu’il faut tenir compte des didascalies, mais pas de la projection - personnelle à l’auteur - qui y est faite, de son désir de mise en scène. La traduction de la pièce que nous utilisons – celle de Michel Vittoz – rend compte d’une certaine brutalité, inhérente à la langue d’Ibsen, qui la rend tout à coup beaucoup plus poétique qu’il n’y paraît.
Vincent Lemaire et moi-même avons donc opté pour un espace dépouillé de toute figuration naturaliste, où l’imaginaire du spectateur pourra trouver place (du moins, je l’espère). Pas de salon du dix-neuvième clé sur porte, juste quelques éléments nécessaires à rendre de compte de la richesse de l’habitat cerclé de murs de bois peints de griffures noires , quelques fauteuils et le portrait du Général Gabler.
Je suis persuadé que, pour Ibsen, le balancier de l’horloge cossue de l’intérieur bourgeois fait finalement à peu près le même bruit que l’aiguille du déclencheur de la bombe à retardement. C’est sans doute là qu’il faut chercher la malignité géniale de la mécanique mise en place par l’artificier qu’est Henrik Ibsen dans sa pièce : sous le vernis du bois marqueté, le tranchant de la pièce de métal. Sous le stuc, les tuyauteries. Sous la paisible apparence, la violence de l’essence.
L’espace scénique doit permettre de mettre en jeu la chair comme le squelette, la peau comme les viscères. Claudel disait : « dans chaque homme, il y a un salon, une cave et un grenier ». Mon objectif de mise en scène est de ne pas laisser Ibsen dans le salon, de montrer la cave.
ESQUISSES PRÉPARATOIRES
DE VINCENT LEMAIRE