Mensonge pour mensonge
Ni Brocéliande, ni Grand-mère Loup, ni Belle endormie, ni Elfes, ni Trolls dans cette forêt dépeinte par Alexandre Ostrovski et baptisée lors de sa création en 1871 « le théâtre shakespearien de l'actualité russe ». Dans la broussaille des désirs et des rêves, sur les sentiers des renoncements, sous la futaie des intérêts, c’est le mensonge qui grouille, rode et règne en maître.
On ment ici par souci du qu’en-dira-t-on, comme la riche et vieillissante propriétaire Gourmijskaïa ; par intérêt, comme le marchand de bois Vosmibratov ; par peur des coups, comme son fils Piotr. On ment par espièglerie, comme la pauvre jeune fille Axioucha, ou par arrivisme, comme le jeune parvenu Boulanov. On ment aussi par hypocrisie assoiffée, comme le font les hobereaux de province que sont le raffiné à la cravate rose Milonov, et Bodaïev, l’officier à la retraite. On ment encore par méchanceté comme Oulita, la servante, ou par discrétion complice comme Karp le serviteur.
Et rien ne changerait vraiment, le train-train des vilenies quotidiennes irait son petit bonhomme de chemin, une pincette sur les fesses par ci, une gifle par là, une humiliation par ci, une peine par là …
N’était l’arrivée, au pays des souches, d’un joyeux et inquiétant olibrius, nommé Infortunatov, acteur tragique, qui, tel Don Quichotte, s’en prendra aux moulins de l’égoïsme pour faire triompher l’amour des adolescents, partiellement aidé dans sa tâche par Fortunatov, acteur comique retrouvé à l’orée du bois.
On mentira dès lors, mu par l’utopie d’une société sans taches et sans calcul, par goût irrévérencieux et naïf à la fois de la fiction, pour le plaisir de l’intrigue, par savoir-faire et par métier en quelque sorte. Il y aura dès lors mensonge et mensonge, mensonge contre mensonge, ou pour paraphraser Shakespeare, mensonge pour mensonge.
Ruse contre coup fourré, stratagème contre piège, réalité médiocre contre fiction délirante, pot de terre contre pot de fer, joyeuse sottise des libertés du théâtre contre bêtise des us de la société bourgeoise, roublardise naïve des saltimbanques contre égoïsme forcené des propriétaires ou de ceux, pire encore, qui rêvent de le devenir : la comédie - car il s’agit bien d’une comédie, peut-être même d’une farce si l’on préfère la vivacité de l’aplat à la douceur du pastel - d’Ostrovski est faite de tout cela. Elle dépeint un monde qui est encore le nôtre aujourd’hui ; la pièce est un ballet virevoltant où se mêlent la trivialité des uns et le lyrisme des autres, où le charme le dispute à l’effroi, une ode à l’amour du théâtre, du rire et de la vie.
Philippe SIREUIL,
04.05.2006